Le Mémorial de Gorée, lancé le 5 octobre 1988 au siège de l’Onu, est en phase de réalisation. Après la signature du contrat, le 20 septembre, entre le Sénégal et l’architecte italien, Ottavio Di Blasi, les choses semblent s’accélérer. Nous avons interrogé Amadou Lamine Sall, secrétaire général du projet. Il nous a parlé du Mémorial, de sa carrière de poète, du Prophète Mohamed (Psl) à qui il a dédié un poème, des liens qu’il entretenait avec Senghor et Tchicaya U Tam’si et de tant d’autres sujets qui lui tiennent à cœur.
Lors de l’inauguration du Musée des civilisations noires, le 6 décembre 2018, le Président Macky Sall avait déclaré avoir inscrit cinq milliards de FCfa dans le budget du ministère de la Culture et que le Mémorial de Gorée sera construit à partir du deuxième semestre 2019. A quand le démarrage effectif des travaux ?
Je voudrais d’abord rendre hommage au Président Macky Sall d’avoir pris sur lui de réaliser un projet culturel majeur qu’aucun autre ne saurait remplacer. Le Mémorial de Gorée est unique. Sa symbolique est unique, ainsi que la cause qu’elle défend dans l’histoire du monde noir. Son architecture, issue d’un concours international parrainé par l’Etat du Sénégal, l’Unesco et l’Association internationale des architectes, est également unique. Ce que la diaspora et les Noirs de toutes les couleurs en attendent est puissant : ne jamais oublier, mais apprendre à pardonner. Ce qu’enseigne ce monument du recueillement, de la prière, du pardon et des leçons à tirer du passé, est admirable. Il nous faut un juste équilibre entre le deuil, la résistance et les promesses de l’avenir. Il s’y ajoute ce désir et ce vouloir commun de voir le Mémorial enfin surgir de terre pour que le triangle Afrique-Caraïbes-Amérique se ferme. Le « Mémorial Acte », en Guadeloupe, est construit et le Président François Hollande y avait invité le Président du Sénégal qui m’avait fait l’honneur de l’accompagner à Pointe-à-Pitre. Le Mémorial « African Burial Ground » de l’Amérique est implanté à New-York. Il reste celui de l’Afrique à bâtir en terre sénégalaise où bat le cœur de l’île de Gorée. Une volonté politique, qui fait fi de toutes les impasses financières dans un temps du monde pourtant difficile et polémique, a décidé de le construire. Après le départ du Président Abdou Diouf, nous avons attendu 12 ans pour qu’arrive un autre Président qui dit : « Je construis le Mémorial de Gorée ». Et vous voulez que l’on n’applaudisse pas de nos deux mains ? Et vous voulez que ce Président ne soit pas cité, loué et remercié ? Même un toutou aurait remué sa queue pour dire merci (rires) ! C’est une question de noblesse et de justice du cœur, même si les choses simples deviennent très compliquées quand on se situe sur le champ des oppositions politiques. Nous, nous sommes loin de cet enfer jamais climatisé. Encore qu’il faille que l’on comprenne ceci : sans volonté politique, on ne peut rien bâtir. Elle est le fer de lance de tout. L’histoire humaine est jalonnée d’hommes d’Etat qui ont choisi ou non de laisser leur nom pour la postérité. Le patrimoine culturel et artistique est celui qui ouvre le mieux les portes de l’éternité. Nous voulions bâtir ce projet de mémoire il y a bien longtemps. Un projet dont je m’amuse à dire qu’il date de Jésus tellement qu’il a fait l’objet de sourires, de quolibets et de rejet, mais sans jamais plier. Merci à ceux qui nous ont précédés et qui lui ont tant donné depuis 1988. Le président Amadou Mokhtar Mbow en fait partie, lui qui présidait la Fondation du Mémorial, sans oublier les commissaires Adama Diallo, Théodore Ndiaye, Gallo Samb, Habib Ndaw. Il faut également rendre hommage à Mme Assa Keïta, une grande dame qui, sans relâche, a accompagné tous ces admirables commissaires. Aujourd’hui, nous continuons le combat et ne lâchons rien depuis 22 ans. Nous sommes en train de le gagner avec le Président Macky Sall et l’incroyable ministre de la Culture et de la Communication, Abdoulaye Diop. Incroyable, parce qu’engagé comme un bélier sur de puissants projets culturels longtemps délaissés par manque de vision et de générosité. Le Président Sall avait promis de démarrer au plus tôt le chantier du Mémorial. Une promesse tenue car tout s’est accéléré et nous sommes sur la piste et les premières haies décisives sont enfin franchies. Oui, quelque chose de touchant s’est mis en marche, une sorte de prière exaucée par un Dieu enfin descendu du ciel pour veiller Lui-même sur une œuvre complexe, mais incontournable. Quand on a la patience d’attendre Dieu, Il arrive toujours. Trente et un an que ce projet dure ! Des vies ont duré moins que cela. Alors remercions le Seigneur pour le peu que nous sommes et n’ayons pas peur d’en faire autant pour le chef de l’Etat. Non, il ne fait pas son job ! D’autres ne l’ont pas fait, lui il le fait dans un contexte budgétaire étroit, difficile. Alors, merci Monsieur le Président, d’un merci d’altitude !
Qu’est-ce qui a été fait depuis le 20 septembre dernier, date de la signature du contrat de réalisation entre le ministre de la Culture, Abdoulaye Diop, et l’architecte italien, Ottavio Di Blasi ?
La terre a tourné plus vite depuis le 20 septembre 2019. Après le contrat signé avec le ministre Abdoulaye Diop, le Président de la République nous a rapidement reçus en audience. Il a écouté l’architecte Ottavio Di Blasi avec beaucoup d’attention et lui a tenu ce discours avec courtoisie et fermeté : « Le Mémorial doit se faire et très vite ! Je n’attendrais personne pour le bâtir. Ceux qui voudront prendre part à l’histoire sont évidemment les bienvenus, car c’est un projet international, une œuvre de tous. C’est toute la conscience humaine qui est concernée ! ». Nous sommes sortis de cette audience touchés et comblés. Devant nous, le Chef de l’Etat a appelé son ministre des Finances et lui a dit combien il tenait à ce que tout ce qui touche le Mémorial soit désormais considéré comme une priorité. C’est la meilleure preuve de sa détermination de réaliser ce projet de haute portée car rien ne l’obligeait à un tel engagement. Je profite de cette interview pour remercier les hauts fonctionnaires de la Direction de la coopération du ministère de l’Economie qui ont pris en main le projet avec une fine culture et une grande générosité d’approche. Nous avons eu avec eux une réunion de travail de haut niveau d’exigence. L’architecte Di Blasi a regagné son pays pour aller achever son travail et sera de nouveau à Dakar, dans quelques mois, pour donner au chef de l’Etat et au ministre de la Culture la mouture finale des études préalables au démarrage du chantier. Le Président Sall y veille et tient l’agenda. Le ministre de la Culture est plus pressé que tous. Nous espérons que la Loi rectificative des finances 2020 en cours va vite anticiper et nous permettra d’obtenir des plages d’affectation budgétaire afin de surmonter les obstacles à passer dès le retour de l’architecte. Quand vous mesurez ce qu’un Etat a la mission de faire, vous comprenez mieux combien est effrayant le poids qui pèse sur les épaules d’un Président de la République. C’est pourquoi nous apprécions son engagement à nos côtés et cela nous touche profondément. Son message à la tribune des Nations unies, en septembre dernier, évoquant le Mémorial de Gorée et sa réalisation imminente, est une belle preuve de son engagement pour la cause de ce projet que le destin a placé sur son chemin. La Fondation du Mémorial a entamé un travail précieux avec notre représentation diplomatique à New York pour que ce message historique du président à l’Onu ait des suites favorables et hâtives sur le projet auprès des Etats membres. C’est d’ailleurs de cette manière que le Mémorial de « l’Arche du Retour », érigé à New York, a pu se réaliser dans une généreuse levée de fonds.
Le Mémorial avait été lancé le 5 octobre 1988 au siège de l’Onu et le lauréat du concours d’architecture désigné en 1997. En un moment, n’aviez-vous pas été saisi par le doute et le découragement quant à la concrétisation du projet ?
Oui, c’est bien le 5 octobre 1988, au siège des Nations unies, que le secrétaire général de cette instance et celui de l’Organisation de l’unité africaine (actuelle Union africaine) lançaient le projet. Imaginez que c’est sur cette même tribune que, 31 ans après, le Président Sall a délivré son message pour dire : « Now, we do it » ! (maintenant nous allons le faire). C’est émouvant et prophétique. Ce qui a le plus manqué, c’est moins l’argent que la volonté politique, c’est-à-dire la qualité des hommes et leur vision de l’avenir. La Traite négrière a été une domination et une horrible exploitation humaine entre le 16ème et le 19ème siècle, soit 300 ans de barbarie. C’est beaucoup. Comment d’ailleurs l’Afrique a-t-elle pu se relever de cette longue nuit de déportation et de morts ? Oui, ce continent est bien prodigieux. Et parce qu’il est prodigieux, nous ses enfants avons tenté d’être increvables en attendant 31 ans pour voir enfin notre rêve en train de se réaliser. Il ne le serait pas sans Macky Sall, quitte à agacer ceux qui pensent autrement et qui sont libres de penser à leur aise ! Pour avoir vécu ce que nous avons vécu avec ce projet, chaque mot, ici, pèse. Vous utilisez les termes de « doute », de « découragement » pour nous interroger sur ce long parcours d’épines et de ronces. Oui, ce fut un désert où pas un oasis n’était visible quand Abdou Diouf et son Premier ministre, Mamadou Lamine Loum, eurent quitté la scène politique. Douze années de rage, de combat et de duel où une seule et unique chose comptait pour nous : sauver le site sur la corniche dakaroise pour que rien ne s’y construise par les multinationales voraces qui n’avaient d’yeux que pour cet espace en bordure de mer. Ce fut une épreuve effrayante et surréaliste, mais nous avons tenu 12 ans par le miracle de la foi et de la plume qui faisait reculer les crocs des loups. Il y a également, et il ne faut pas le taire, que le prince d’alors (le Président Abdoulaye Wade, ndr) si paradoxal que cela puisse paraître, était sensible à la lyre et aux arts. Si étrange qu’était son obsession de la page d’histoire qu’il allait laisser, de ses rêves de grandeur, de son écrasant pouvoir solitaire et de ses rêves d’Ali Baba, il avait du cœur, du respect pour les intellectuels, les penseurs, les artistes, les écrivains, mais ceux qui se respectaient d’abord eux-mêmes, c’est à dire qui savaient lui dire non ! A ses côtés, des hommes gluants à la morale lépreuse tiraient des roquettes sur le projet. Les ministres avaient une peur bleue de prononcer le mot Mémorial devant lui. Nous, on le chantait devant lui, on le criait. Nous avions la chance d’être libres et il aimait, sans l’avouer, les hommes qui savaient être libres et qui se défendaient. Ce fut un chef qui avait une double personnalité : fort affectueux certes, mais cruellement distant quand il sentait qu’on lui résistait. Nous avions une grande chance avec lui : il aimait la poésie et la lisait surtout. Il sait réciter des poèmes de Senghor et me faisait tordre de rire en me demandant si je connaissais un seul socialiste qui savait réciter les poèmes de Senghor comme lui (rires). C’est cela l’homme Wade : déroutant et attachant. Arrêtons-là les douloureux souvenirs. Le nouveau prince est arrivé et a tout effacé. Des 31 ans d’attente, le Président Sall a fini par nous convaincre du temps du destin. Quand on se remet au temps de Dieu, on regarde toujours la nuit se coucher sans avoir peur du lendemain. Savez-vous qu’il a fallu 17 ans pour ériger le « Mémorial Acte » en Guadeloupe et 14 ans pour inaugurer le Musée national afro-américain sous le mandat d’Obama ? Le temps a son mot et les hommes politiques plus encore. Ils ont cette mission de construire, d’édifier ou de tout pétrifier. Voilà pourquoi nous devons beaucoup prier pour avoir les meilleurs, pour ne pas élire les mauvais, les moins achevés. Le Mémorial de Gorée sort des caves de ce que l’on dénomme d’une cruelle expression « les éléphants blancs ». Avec Macky Sall, il échappe aux mâchoires brûlantes de ceux qui, pendant des décennies, l’ont pourchassé et injustement combattu ceux qui l’aimaient et le défendaient. Nous mettrons leur nom et leur visage sous une pierre tombale. Ils se reconnaîtront. Nous, nous avons pardonné. Il faut savoir pardonner car cela vous repose le cœur et l’âme et vous guide vers l’essentiel. C’est un bien-être sans nom. Nous sommes désormais loin sur le chemin, vers la victoire conduite par un prince sur lequel descendent toutes nos prières !
Dans une interview en 2014, l’architecte Ottavio Di Blasi disait que le projet initial sera réactualisé et redimensionné. Comment se présentera le Mémorial lorsqu’il sera achevé ?
L’architecte Ottavio Di Blasi a été lauréat, en 1997, du concours international d’architecture dirigé par un jury dont les membres venaient du Kenya, d’Egypte, du Sénégal, des Etats-Unis, de Slovénie, de Corée… Plus de 600 architectes de par le monde avaient répondu à ce concours historique. L’architecte sénégalais Mamadou Berthé avait été au cœur de ce dispositif avec moi-même, l’Unesco, l’Association internationale des architectes, Carolyn Armenta Davis, critique d’architecture, Mbaye Bassine Dieng, directeur du Patrimoine historique et ethnographique, Landing Sané, directeur de l’Urbanisme et de l’Architecture. Il est bon de citer ces loyaux et généreux combattants pour leur dire merci. A l’époque, le professeur, philosophe et écrivain Abdoulaye Elimane Kane, était ministre de la Culture. J’ai adoré le mot du Président Sall quand je lui ai dit, lors de notre audience de septembre avec l’architecte Di Blasi, combien son ministre de la Culture Abdoulaye Diop était impressionnant dans l’action. Il a répondu dans un rire général : « C’est un guerrier ! ». Bel hommage d’un chef à son ministre. Le Mémorial de Gorée a besoin justement de guerriers et de générosité. Nous demandons avec respect au ministre des Finances de nous rejoindre au cœur de l’arène comme son président, car nous avons besoin de lui pour aller vite et cesser, depuis 2018, de subir des ponctions cruelles sur des dotations humbles, mais décisives que le Chef de l’Etat n’oublie jamais d’allouer au projet pour avancer plus vite vers sa réalisation. Nous sommes sûrs qu’il nous entendra et annulera la ponction inattendue et dévastatrice d’octobre 2019 sur la Loi de finances rectificative. Mais, nous connaissons l’immensité de sa tâche et savons qu’il ne veille pas seulement sur un projet, mais sur tout un pays. Peut-être que ces choses-là n’auraient pas dû être dites ici, mais elles sont dites dans le respect de la raison d’Etat qui prime sur tout. Elles ne sont dites que pour appeler les admirables corps de l’Etat à nous aider à réaliser ce monument de la mémoire dont chacun est comptable devant l’histoire. Mais revenons à votre question : le projet initial était pensé, conçu comme un monument à la fois posé sur la terre et sur l’eau. La terre symbolisait ceux qui sont restés et la mer ceux qui sont partis en déportation. Ses contenus comme ses dimensions étaient parfaits et à la hauteur de la douloureuse histoire que nous racontait le Mémorial. Du temps, beaucoup trop de temps sont passés. Nous étions au fond de la fosse. Déprimés, perdus, abandonnés. Il fallait trouver de l’air, une solution. C’est alors que tous ont pensé que c’est le coût du projet qui plombait sa réalisation et que c’est par ce bout qu’il fallait commencer à chercher. Nous en avons discuté avec l’architecte Di Blasi et la solution était de réduire le coût pour le construire plus vite. A partir de ce constat, le projet a été redimensionné : nous l’avons retiré de la mer pour l’installer totalement sur la terre ferme, tout en lui gardant ses contenus. Les constructions en mer sont toujours coûteuses. Tenez, je vous donne des chiffres fiables : le « Mémorial Acte », en Guadeloupe, a coûté 54 milliards de FCfa. Le « Musée national afro-méricain » a coûté 291 milliards de FCfa. Quand le Mémorial de Gorée sera inauguré, nous aurons l’une des plus belles, des plus audacieuses et des plus attirantes œuvres architecturales modernes de notre temps. Elle sera très vite, je le pense, classée comme patrimoine mondial de l’humanité.
Vous disiez récemment que le Mémorial va changer le visage de Dakar. Au-delà du symbolisme mémoriel et commémoratif, quels seront ses autres fonctionnalités en termes d’infrastructures culturelles ?
« Oui, le complexe du monument du Mémorial, de par sa géographie, sa stature, son esthétique, ses volumes, sa renommée mondiale, va bouleverser le paysage et donner un nouveau visage à notre capitale. Ce qui est joliment appelé « l’œil de Gorée » sera désormais le point focal de Dakar comme l’est la Tour Eiffel pour Paris. Il en sera le phare avec son musée sur l’esclavage, son esplanade géant donnant sur la mer et ouvrant sur toutes sortes de manifestations culturelles et artistiques, sa bibliothèque, ses multiples salles polyvalentes, sa salle de cinéma, son planétarium, sa salle de conférence, son balcon aérien culminant à 75 mètres d’altitude au-dessus de la ville que deux ascenseurs panoramiques de part et d’autre vont desservir, ses restaurants, ses cafés, son parc paysager, ses jardins, son pont aérien qui enjambe l’avenue Martin Luther King pour le relier à la Médina, ses parkings et ce must qui change tout : le nouvel embarcadère de Gorée et de l’île des Madeleines implanté sur la corniche. Quand le Président Sall a discuté avec l’architecte lors d’une audience à Paris, il avait recommandé que deux chaloupes partent de l’embarcadère pour desservir à la fois Gorée et l’île des Madeleines. Voilà la carte postale culturelle, touristique et économique du Mémorial. Elle change tout ! Désormais, le Sénégal et Dakar, sur tous les sites du monde, seront reconnus par cette audacieuse œuvre architecturale d’avant-garde qui, dès que la maquette fut révélée au monde en 1997, avait fait l’objet d’une admiration sans limite et unanime. L’ancien Président américain, Bill Clinton, nous avait même demandé de lui offrir la maquette pour l’exposer en Amérique. Ce fut chose faite. Au-delà de l’œuvre qui célèbre le recueillement et le pardon, ce complexe va créer, dans sa phase de construction comme à son achèvement, des emplois subséquents, sans compter les plus-values financières qu’apporterait le rush touristique. Des approches statistiques et des projections chiffrées laissent dire qu’il va générer entre deux et trois milliards de FCfa par an durant les premières années, avec un flux touristique de près de 800.000 personnes. C’est un projet international, transversal et multidimensionnel prêt à être un futur site de conscience universelle. Le Mémorial est un outil qui travaille contre l’oubli de la tragédie de l’esclavage et qui œuvre pour la réconciliation entre les peuples. Il constitue ainsi un projet d’infrastructure historique au regard de son envergure touchant à l’économie créative, au marché du tourisme et à celui des biens et services culturels. Sa construction est liée à la sauvegarde de Gorée devenue fragile dans un environnement rendu de plus en plus difficile par le réchauffement climatique et une érosion qui s’accélère d’année en année. Dans ses missions et objectifs, le Mémorial veillera au développement et à la sauvegarde de l’île. Il sera un lieu de recueillement et de souvenir, un centre de communication, d’activités artistiques et esthétiques, d’éveil scientifique et technologique, un lieu de socialisation avec le sentiment d’appartenance à une communauté noire forte, soudée, solidaire et ouverte sur le monde. Il ne sera pas seulement un monument commémoratif, mais un puissant instrument de promotion et de renaissance culturelle de l’Afrique, ainsi qu’un laboratoire de la coopération internationale pour la cause des droits de l’Homme. Il s’agira de resserrer les liens entre les Noirs d’Afrique et leurs frères de la diaspora, renforçant ainsi leur identité culturelle. En un mot, le Mémorial de Gorée développera la recherche et la réflexion entre toutes les communautés internationales et combattra les préjugés de race et de culture.
Vous êtes un poète internationalement reconnu. Peut-on savoir ce qui vous a poussé à choisir d’écrire des poèmes au lieu des romans ?
Je n’ai jamais pu comprendre comment on pouvait créer des personnages, les faire parler, manger, s’aimer, se tuer. J’ai trouvé les romanciers prodigieux. Je n’ai jamais pensé une seule fois de ma vie écrire des romans. J’en ai beaucoup lus, même si j’en lis moins maintenant, sauf ceux que l’on me recommande. Ma passion et mes préférences de lecture sont la poésie, les essais, les grandes autobiographies d’hommes de Lettres et d’hommes d’Etat marquants. J’en dévore des tonnes. C’est mon refuge ! Je regarde très peu la télévision et suis plutôt radio et surtout « France Culture » parce qu’on ne se lasse pas d’apprendre, de se cultiver, d’être inspiré par des émissions et des interviews profondes, denses, ouvertes sur toutes les cultures. Je souhaite voir un jour une radio nationale sur ce modèle nous gaver de notre patrimoine culturel sénégalais et africain, lire pour nous tous les livres que nous n’avons pas eu le temps de parcourir, visiter notre immense patrimoine oral. Apprendre, toujours apprendre, et non danser, toujours danser ! Cette radio pourrait être animée par nos grands penseurs, nos grands professeurs qui y visiteraient des thèses et des mémoires aux thèmes innovants, en collaboration avec la Bibliothèque universitaire, nos grands griots traditionnels d’ici et d’ailleurs ! Je repense souvent à ce cours magistral du fin professeur Mamoussé Diagne à l’amphithéâtre de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar avec El Hadji Samba Diabaré Samb, si je ne m’abuse. Inoubliable ! Quant à la poésie, je suis né avec. Ma maman est une grande poétesse peule. Elle m’a tout transmis par le sang et tout appris par la parole et le silence. La langue peule m’a donné de bâtir une poésie que j’ai souhaitée nouvelle, hors de toute influence senghorienne, car vous savez combien ce poète et homme d’Etat a allumé en moi des feux ardents pour l’amour de la création, de la pensée et de l’esprit. Je ne voulais pas devenir un Senghor-bis. Cela n’aurait servi à rien. Je l’écoutais beaucoup. J’obéissais peu. Je voulais être moi-même, ouvrir ma propre voie créative, tracer ma renommée poétique comme lui y était divinement arrivé. Mais, n’est pas Senghor qui veut ! Il m’a tellement donné. Je ne prie que pour une chose : mériter ce qu’il a dit de moi. C’est lourd comme poids à porter. J’ai passé 35 ans de ma vie dans l’administration sénégalaise. J’ai été un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, spécialisé dans la gestion des collectivités locales et suis arrivé par hasard au département de la Culture où j’ai été provisoirement détaché, sur proposition de mon regretté ami, le ministre Moustapha Kâ, que le Président Abdou Diouf venait de nommer à la Culture après avoir dirigé son cabinet. Mais, c’est plutôt la poésie qui m’a tout donné. Elle m’a même donné le respect sacré de l’Etat et a rempli ma vie. Vous savez bien, d’ailleurs, que la majorité des romanciers a toujours commencé par la poésie qui est le genre majeur. Elle gouverne la littérature. On la quitte souvent pour l’écriture romanesque, parce que l’on est pressé de se faire une renommée. Tchicaya U Tam’si l’a fait et je le lui ai reproché. Je vois Pape Samba Kane revenir à la poésie après son fulgurant roman « Sabaru Jinné » qui réinvente une nouvelle démarche romanesque par une audacieuse technique narrative. Je ne voudrais pas chercher à savoir comment cette œuvre a pu ne pas remporter haut la main le Grand Prix du Chef de l’Etat pour les Lettres. Mais il arrive que les voies des jurys soient comme celles du Seigneur : insondables ! La poésie est exigeante. C’est une très belle femme qui demande beaucoup d’attention pour la garder. Voilà pourquoi je reste monogame en littérature en me mariant avec la poésie, et elle seule. Je ne suis pas doué pour la polygamie (rires) !
Qu’est devenue la Biennale de poésie de Dakar que vous organisiez régulièrement ?
Quand j’ai été détaché du ministère de l’Intérieur pour celui de la Culture, je rentrais de Paris où j’étais avec le Président Senghor après sa retraite. Le ministre Moustapha Kâ m’avait nommé comme son conseiller, mais j’avais une exigence : aller à Paris à chaque fois que je le souhaitais pour continuer à servir Senghor. Dans mes bagages de retour au Sénégal, j’avais trois projets : la création d’une Biennale internationale des Arts et des Lettres, des Grands Prix de la République pour les Arts et les Lettres et l’institution de la Biennale internationale de la poésie de Dakar. Pour cette dernière, la Maison africaine de la poésie internationale (Mapi) que j’avais mise sur place s’en appropria. Concernant les deux autres projets, Moustapha Kâ demanda au Président Diouf de les valider. Ce fut fait. Je fus nommé à la tête de la Biennale des Lettres et des Arts et conduisis l’édition de 1990 pour les Lettres et celle de 1992 pour les Arts. C’est celle qui est devenue la Biennale de l’art africain contemporain que nous connaissons aujourd’hui. Je salue au passage ces admirables secrétaires généraux : Rémy Sagna, travailleur et exigent ; Ousseynou Wade, passionné et novateur ; Babacar Mbaye Diop, maître dans la bergerie et brillant professeur. La Biennale de la poésie a marqué une pause en 2013, non pour faute de budget, on trouve toujours l’argent, mais par faute de pouvoir innover. Depuis sa première édition en 1998, avec son Grand prix Léopold Sédar Senghor et le Prix de la Mapi, jusqu’en 2013, elle a fait courir les plus grands poètes au monde et fait de Dakar le rendez-vous de la poésie mondiale. Je cherche des jeunes pour prendre le relais et qui me laissent tranquille, mais ils ne veulent pas me laisser tranquille. Alors, je prends le temps de trouver de nouvelles formules pour innover. Elle a failli se tenir en novembre prochain sur la pression de mes amis de par le monde. Je n’en ai pas eu l’énergie. Le projet du Mémorial de Gorée est ma priorité. A lui tout seul, c’est une montagne sur le dos et cela dure depuis tant de cruelles années. Mais, nous arrivons au rivage et nous ne portons plus cette montagne tout seul !
Qu’est-ce qui vous liait réellement à Senghor : l’amour de la poésie ou bien l’humanisme du poète-président ?
J’étais né pour le rencontrer, pour l’aimer et tenter le miracle de perpétuer sa pensée. Ma maman m’a raconté ce qui est arrivé avec Senghor le jour de ma naissance dans un hôpital de ma ville, Kaolack. Cette histoire, qu’elle m’a racontée beaucoup plus tard quand mon nom a commencé par petits feux sous l’ombre du grand poète et homme d’Etat, m’a bouleversée. J’ai alors fini par tout comprendre. Rien dans la vie ne se passe par hasard ! Le destin des hommes passe forcément par d’autres hommes et femmes et Dieu tisse tout à notre insu. Au lycée Gaston Berger de Kaolack comme à l’Université de Dakar, j’étais un garçon rebelle à Senghor jusqu’au jour où le destin a pris le nom de poésie. Oui, c’est bien la poésie qui m’a conduit sur la voie de Senghor. Il m’a reçu pour la première fois, parce qu’il avait lu « Mante des aurores » qui venait de paraître dans cette maison d’édition qu’il avait créée dans les années 1970 pour faire naître une nouvelle génération de poètes et d’écrivains après lui, Abdoulaye Sadji, Birago Diop, Ousmane Sembène, Cheikh Aliou Ndao, Abdou Anta Ka, et plus loin Wole Soyinka, Mongo Béti, Ahmadou Kourouma, Tati Loutard, Tchicya U Tam’si, Bernard Dadié. Il dit au jeunot que j’étais et qui venait imprudemment de publier son premier recueil : « Je tenais à vous féliciter. Continuez dans cette voie. La poésie exige certes de l’inspiration, mais surtout beaucoup, beaucoup de travail. Elle est sœur de la patience. J’ai bâti une relève politique avec mon Premier ministre Abdou Diouf. Je continue de l’éprouver pour le préparer à sa mission. Il y a longtemps que je devais quitter le pouvoir. Des évènements malheureux ont tout remis en cause, mais je partirai bientôt. La poésie me manque. L’écriture me manque. Ma liberté me manque. Je vous ai fait venir pour vous encourager personnellement et vous dire que la relève la plus importante, pour moi, n’est pas celle politique, mais littéraire, culturelle et artistique. Il nous faut une nouvelle littérature, une nouvelle danse, une nouvelle peinture, un nouveau cinéma, une nouvelle architecture ». Tout est parti de cette rencontre avec ce considérable poète et homme d’Etat chez qui tout était hypnose, ordre, discipline, culture, humour. Je n’avais pas seulement rencontré un homme, mais également un siècle ! Bien longtemps encore, Senghor nous devancera. Je remercie Dieu de m’avoir placé sur son chemin. Voyez-vous, il n’est pas difficile d’être Senghor. Le plus difficile, c’est de le rester.
Vous aviez aussi des liens assez forts avec le poète congolais Tchicaya U Tam’si, disparu en 1988 à l’âge de 57 ans. Qu’es-ce qui expliquait cela ?
Senghor m’a confié un jour : « Si je devais être remplacé par quelqu’un à l’Académie française, que ce soit Tchicaya U Tam’si ». Celui qui le remplacera plus tard, vous le connaissez, c’est un homme politique français. On peut penser que ce n’était pas là sa place. J’ai connu Tchicaya jeune. Je l’ai rencontré pour la première fois à Louvain, en Belgique, dans un Festival de poésie et il m’a adopté. C’était un homme gentil, mais qui savait être abrupt et agaçant. Il ne cherchait pas à plaire. Un poète immense que Senghor adorait. Il l’appelait « le Bantou ». Sa poésie, et je vous invite à la lire, est une poésie de sortilège, possédante, qui allie une rythmique de cérémonial initiatique et de rumba. On n’en sort pas sans entrer en transe. Quand on lit Senghor ou Tchicaya, on se rend compte combien la poésie africaine n’est plus ce qu’elle était. Le pouvoir des mots n’y est plus. L’ensorcellement n’y est plus. Chez le plus grand nombre de poètes d’aujourd’hui en Afrique, on entre et on sort par la même porte. Le plus triste encore : on voit la porte. Le professeur Amadou Ly saurait vous le dire et vous le démontrer mieux que moi. Nous avons cependant au Sénégal des poètes qui méritent toute notre attention. C’est donc cet homme, Tchicaya U Tam’si, qu’une seconde fois dans ma vie, Dieu a fait cadeau au jeune poète d’alors. Je savais désormais quoi faire : ou tenter de suivre la voie de ces deux ténors, ou ranger ma plume. La postérité jugera. Tchicaya aimait le Sénégal et adorait séjourner à Gorée. C’est justement en l’accompagnant sur l’île, lors d’un de ses derniers séjours avant sa mort, qu’il me dit ceci : « Les jeunes poètes africains de ta génération doivent cesser de citer interminablement Senghor, Césaire, Damas, Tchicaya et qui sais-je. Apprenez à vous citer entre vous, à citer les meilleurs d’entre vous, car ces grands poètes que vous admirez ne vous citeront pas. A vous de vous prendre en charge, surtout en étant moins pressé, en lisant, en travaillant sans relâche ». Pour avoir vécu à cette époque-là à l’ombre de Birago Diop, Ousmane Sembène, Cheikh Hamidou Kane, Abdou Anta Ka, Cheikh Aliou Ndao, j’ai très vite compris combien Tchicaya avait raison. Je témoigne cependant que le grand poète et dramaturge Cheikh Aliou Ndao a veillé sur moi. J’ai eu le très rare privilège de le voir s’exprimer sur mon œuvre poétique. Le couple Jacqueline et Lucien Lemoine m’a également entouré du plus grand des soins en m’apprenant à être un digne homme de Lettres. Beaucoup d’aînés ont eu très peu de temps pour s’occuper de nous. Nous, c’étaient les jeunes de l’époque arrivés au mauvais moment : Mamadou Traoré Diop poète jusqu’aux os, Alioune Badara Bèye ivre de théâtre, Ibrahima Sall doué pour tout et le meilleur d’entre nous, Marouba Fall l’inspiré, Amadou Guèye Ngom rebelle et maître de langue, Oumar Willane « le Parisien éternel », Mariama Bâ si humaine, Aminata Sow Fall la reine, Mame Seck Mbacké « la femme noire », Fatou Ndiaye Sow la douce maman, Ken Bougoul dérangeante et irradiante et d’autres qui arrivaient à l’écriture alors que toutes les places étaient déjà réservées. Pour revenir à Tchicaya, sa mort m’avait foudroyé. J’étais à Paris et devais le rencontrer durant mon séjour. Je ne le reverrais plus jamais. Le Prix international de Poésie qui porte son nom et que le Maroc a institué avec l’initiative de Mohamed Benaïssa m’a été décerné. J’y voyais encore la main d’un étrange destin. Comme ma rencontre avec Senghor.
Vous intervenez régulièrement dans le débat politique par vos écrits. Est-ce pour vous une façon de dénoncer une certaine hypocrisie des acteurs politiques ?
La poésie est sœur de la politique, mais elles n’ont pas le même Adn. La poésie éclaire. En Afrique, elle a toujours gouverné avec les rois, mais les temps ont changé. Le poète était au cœur de la vie politique et de celle des armées. Il tenait à l’œil ceux qui osaient vendre leur dignité. Il rappelait au prince et à ses armées que « l’on nous tue, on ne nous déshonore pas ». Le poète était veilleur de jour comme de nuit. Les poètes se doivent de dire leur mot sur la marche de leur pays et du monde. Ils ne doivent pas d’ailleurs être les seuls.
Propos recueillis par Modou Mamoune FAYE
Lesoleil