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Alioune Ndiaye : Chercheur en politique Africaine à l’Université de Sherbrooke au Canada

Alioune Ndiaye : Chercheur en politique Africaine à l’Université de Sherbrooke au Canada

« L’attitude de la jeunesse post-ethnique sera déterminante dans le scrutin nigérian » Le Nigéria organise des élections générales le 16 février prochain. Candidat à sa propre succession, le président Muhammadu Buhari veut briguer un second mandat, face à de sérieux adversaires. Enseignant-chercheur en politique africaine et en relations internationales à l’Ecole de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke au Canada, Alioune Ndiaye est aussi spécialiste du Nigéria. Auteur du livre « La gouvernance du balai. Le Nigéria sous Buhari : entre diversification économique et fédéralisme social », il analyse dans cet entretien les enjeux du scrutin d’aujourd’hui.

Le président Muhammadu Buhari est à la recherche d’un second mandat. Croyez-vous qu’il lui sera possible de rempiler au vu du bilan de son premier mandat ?

Le bilan du président Buhari est globalement assez positif. Sur le plan économique, malgré une conjoncture défavorable avec un baril de pétrole qui s’est maintenu à une moyenne de 54 dollars durant son mandat, contre plus de 100 dollars sous son prédécesseur, il a pu sortir le Nigeria de la récession et contribuer à diversifier l’économie. Ainsi, sur le plan agricole, grâce à une bonne stratégie de substitution des importations, il a pu diminuer de 97 % les importations de riz de 81,3 % et de lait. La diversification économique a permis aussi à Buhari d’explorer le potentiel minier du pays, et surtout de se déployer plus dans les secteurs aval et intermédiaires de l’industrie pétrolière. Sur le plan social, le gouvernement a lancé une multitude de programmes pour l’emploi des jeunes, la qualification de la main-d’œuvre, l’appui aux petites activités familiales dont profitent aujourd’hui plus de 10 millions de Nigérians. En ce qui concerne la lutte contre la corruption, où il était vraiment attendu, il y a eu de réels progrès avec l’adoption du compte de trésor unifié (Tsa), la politique des lanceurs d’alerte, ainsi que l’initiative présidentielle pour l’audit continu (Pica) qui ont permis de limiter considérablement les fuites financières dans les revenus du gouvernement. Le regain d’activité de l’organisme chargé d’enquêter sur les crimes financiers (Efcc) est aussi à placer à l’actif du régime de Buhari. En mai 2018, l’institution chargée d’enquêter sur les crimes économiques et financiers annonçait qu’elle avait bouclé 603 dossiers d’accusations de corruption depuis l’arrivée au pouvoir de Buhari, soit le double de son activité pendant toute la présidence de Jonathan. Cependant, on a pu entendre ça et là des critiques sur une certaine politisation de la lutte contre la corruption, même si, il faut le noter, des personnalités importantes du régime de Buhari en ont fait les frais.

La question sécuritaire était l’une des armes de campagne du candidat Buhari en 2015. Au vu des agissements du groupe Boko Haram qui garde toujours une force de nuisance, le président sortant ne présente-t-il pas des faiblesses à ce niveau ?

Il y a effectivement une résurgence de Boko Haram ces derniers temps après avoir été relativement neutralisé grâce à un meilleur déploiement de l’armée et la coopération avec les Etats voisins dans le cadre de la Mnjtf, la force multinationale mixte. Ainsi, sous Buhari, une grande partie des filles de Chibok ont été retrouvées, et l’enlèvement des filles de Dapchi n’a pas connu le même succès, puisqu’elles ont été retrouvées très vite. Le Camp Zero de Boko Haram dans la forêt de Sambisa a été démantelé. On peut dire que Boko Haram n’a plus cette capacité de nuisance qu’elle avait lors du mandat de Jonathan, mais la menace persiste.

Les tensions entre bergers fulani (ethnie du président, ndlr) et agriculteurs dans la région du North Central ont aussi pris une dimension très importante, devenant la principale menace sécuritaire. Les adversaires de Buhari l’accusent d’affinité ethnique avec les bergers fulani et n’hésitent à parler de « terrorisme bovin ». Cependant, là aussi, il y a un déploiement de l’armée malgré la dimension de proximité des violences qui les rendent très diffuses.

La dimension ethnique et même religieuse peut être une donne pour ces élections. Cela ne risque pas de fragiliser ce pays qui connait une certaine violence permanente ?

L’ethnicité est un élément structurant du système politique nigérian. Dès l’indépendance, les partis politiques se sont formés sur une base ethnique, même si dans leur évolution, grâce à des mécanismes institutionnels formels et non formels, ils ont acquis un caractère plus fédéral. La victoire de Buhari procède même de cette logique ethnique avec une bonne présence dans le Nord musulman à laquelle il a pu ajouter une alliance stratégique avec le leader yoruba Bola Ahmed Tinubu dans le Sud-Ouest. Pour ces élections, Atiku Abubakar, qui est du Nord comme Buhari, essaie, lui aussi, de draguer l’électorat du Sud-est, fief des Igbo, en se présentant avec un colistier venant du Delta du Niger, Peter Obi. C’est dire donc que deux politiciens du Nord luttent pour le pouvoir en construisant des alliances avec l’un des groupes ethniques les plus importants du pays : les Yoruba pour Buhari et les Igbo pour Abubakar.

La chute des prix du baril de pétrole ces derniers temps a eu un effet sur l’économie nigériane. Pensez-vous que ce grand d’Afrique aura les coudées franches pour jouer un rôle de locomotive économique en Afrique de l’Ouest et dans le reste du continent ?

La crise occasionnée par la chute des cours du pétrole a constitué une opportunité pour le Nigeria d’amorcer le chantier longtemps annoncé mais jamais réalisé de la diversification économique. Il faut d’ailleurs noter que cette chute des prix est aggravée par une baisse de la production. Les attaques contre les pipelines et autres infrastructures pétrolières ont contribué à faire baisser la production d’un sommet de 2,2 millions à 1,4 million de barils par jour, soit le niveau le plus bas des trois dernières décennies. Si les efforts actuels pour la diversification se poursuivent, avec la construction d’une véritable base industrielle, le virage agricole par une souveraineté alimentaire et l’augmentation des exportations, et surtout si l’agenda de la lutte contre la corruption est poursuivi, avec plus d’implication du pouvoir judiciaire, il sera possible de libérer le géant nigérian de ses démons et en faire une locomotive pour la sous-région et le continent. Il y a aussi l’émergence de ce que j’appelle un « nouveau capitalisme nigérian » avec des hommes d’affaires comme Aliko Dangote, Tony Elumelu qui, à mon avis, vont porter encore plus cet agenda de la construction d’une économie forte et diversifiée. Le projet de la plus grande raffinerie au monde, avec une capacité de plus de 600.000 barils par jour qui sera ouvert par Dangote cette année, participe de cette logique d’un secteur privé nigérian qui veut renforcer par son action les bases économiques sur lesquelles le pays se construit pour en libérer tout le potentiel.

Au vu des forces en présence, comment voyez-vous l’issue de ces élections ?

Je crois que le président Buhari a de bonnes chances de remporter un second mandat, moins par une adhésion des Nigérians à ses politiques que par l’image assez écornée de son principal concurrent. Atiku Abubakar, qui était interdit d’entrée aux Etats-Unis, a dû organiser un voyage éclair au pays de l’Oncle Sam durant la campagne pour polir son image. L’image d’intégrité de Buhari reste encore un atout pour lui, même si les Nigérians s’impatientent de voir des résultats à tous les niveaux. Cependant, tout dépendra de la manière dont Atiku va réussir à réduire les votes de Buhari dans le Nord du pays d’où ils sont tous deux originaires. Une autre question qui peut être déterminante dans l’issue de ces élections, c’est comment les sorties de l’ancien président Obasanjo contre Buhari vont peser sur l’électorat yoruba du Sud-Ouest ? Buhari a essayé de contrer cela en réhabilitant le grand chef yoruba Moshood Abiola élevé à titre posthume à la plus haute distinction de la République du Nigeria, mais si les voix du Sud-Ouest, avec des Etats comme Osun, Ondo, Ogun, ne sont pas au rendez-vous, la victoire de Buhari pourrait être mise en danger. Enfin, il faudra aussi suivre l’implication de cette jeunesse post-ethnique qui aura été déterminante dans la victoire de 2015. Si certains programmes qui étaient destinés aux jeunes, comme le N-Power, ont connu un véritable succès, il n’en demeure pas moins qu’il subsiste des inquiétudes et déceptions sur l’agenda du changement qui a été proposé. Son attitude dans ces élections sera aussi déterminante.

SOLEIL Propos recueillis par Oumar NDIAYE


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