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Mali, Niger, Burkina Faso… Le grand bond en arrière (Par François Soudan)

Mali, Niger, Burkina Faso… Le grand bond en arrière  (Par François Soudan)

Au Sahel, les « révolutions réactionnaires » portées par les juntes mobilisent les couches les plus conservatrices de la société et s’opposent aux idéaux progressistes d’émancipation politique et sociale. Avec un objectif commun : le contrôle de la totalité du pouvoir et de ses ressources.

Dernier venu sur la liste des coups d’État militaires en Afrique de l’Ouest, le Niger est le pays qui, en moins de deux ans, est parvenu à institutionnaliser le modèle putscho-souverainiste le plus radical. La charte nationale promulguée le 26 mars par les « assises de la refondation » est, à ce sujet, tout à fait éclairante.

De facto, les élections sont supprimées. En vertu du mandat présidentiel qu’il s’est lui-même octroyé, le général Abdourahamane Tiani a été proclamé président pour une première période de cinq ans, dont la prolongation dépendra non pas du suffrage populaire, mais du bon vouloir de la junte en fonction de sa propre évaluation de la situation sécuritaire et de l’état d’avancement de ladite refondation.

Même si, là aussi, il n’existe pas de calendrier électoral défini, les deux autres pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) – le Mali et le Burkina Faso – ne sont pas encore allés aussi loin dans la suppression de toute perspective consultative démocratique.

De jure, il n’y a plus, au Niger, de partis politiques. Certes, les partis sont interdits d’activité au Burkina et s’ils ont été réautorisés au Mali, ils ne fonctionnent qu’en sursis et sous étroite surveillance. Mais, à Niamey, ils ont été purement et simplement dissous, le 26 mars. Donc plus d’élections, plus de partis, un chef de l’État, désormais général cinq étoiles, qualifié par ses thuriféraires de « héros national », de « militaire providentiel » et de « défenseur et protecteur du peuple » : tout cela rappelle furieusement le modèle de dynamiques qui prévalaient au Niger jusqu’à la fin des années 1980. Un bond de trente-cinq ans en arrière.

Caporalisation de la société civile
Le régime nigérien est aussi celui de l’AES le plus avancé dans l’entreprise de satellisation et de caporalisation de la société civile, avec la division de cette dernière en deux camps : les « patriotes » d’une part, les « apatrides » de l’autre. Le Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP, au pouvoir), qui, à l’instar de ses homologues de Ouagadougou et de Bamako, considère la politique comme une sorte de guerre civile larvée contre l’ennemi intérieur, a créé un fichier des personnes impliquées dans des activités de terrorisme dont le spectre est extrêmement large, puisqu’il criminalise le partage d’informations décrétées comme subversives sur les réseaux sociaux, ainsi que le simple fait de communiquer avec un pays tiers vu comme hostile, en particulier la France.

Le général Tiani est également le seul chef d’État de la région à maintenir arbitrairement en détention son prédécesseur, Mohamed Bazoum, et à avoir déchu de leur nationalité une vingtaine d’opposants en exil. Cette militarisation totale du pouvoir nigérien, au sein duquel la composante civile du gouvernement est réduite à un rôle d’exécutant, a, si l’on peut dire, un côté positif. Elle permet à la junte d’éviter les dérives « ethnopatriotiques » de ses voisines.

Contrairement au Burkina Faso et au Mali, où certaines populations minoritaires – arabes, touaregs et surtout peules – sont considérées comme sympathisantes des groupes djihadistes, le Niger demeure largement à l’abri des stigmatisations ethniques, la flambée de xénophobie interne qui a suivi le putsch du 26 juillet 2023 et visé la communauté du président déchu n’ayant fort heureusement pas prospéré. Respectant en cela la ligne rouge tracée par le régime civil qui l’a précédée, la junte nigérienne s’est par ailleurs abstenue de favoriser la création de milices d’autodéfense communautaristes du type Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ou Dan Na Ambassagou, dont on connaît les effets toxiques sur la cohésion nationale.

« Nous sommes en révolution, nous ne sommes pas en démocratie »
Ce qui fait la singularité de l’expérience nigérienne au sein de l’AES s’arrête là. Pour le reste, de Bamako à Ouagadougou et Niamey, l’heure est la même : celle arrêtée au cadran de ce que le politologue nigérien Rahmane Idrissa appelle la « révolution réactionnaire ». Quand le capitaine burkinabè Ibrahim Traoré dit « Nous sommes en révolution, nous ne sommes pas en démocratie », il résume assez bien la réalité.

Cette partie du Sahel, qu’il est possible de parcourir de la frontière mauritano-malienne aux rives du lac Tchad en ne traversant que des zones hors de tout contrôle étatique, vit sous la férule de juntes militaires qui habillent leur échec sécuritaire et leur captation du pouvoir et de ses ressources avec un langage anti-impérialiste et souverainiste.

Ce narratif s’appuie non pas sur les forces progressistes de la société, mais sur les couches les plus conservatrices et religieuses, qu’elles soient coutumières et traditionalistes au Burkina Faso, salafistes et wahhabites au Niger et au Mali. À cela s’ajoute l’appoint d’une poignée de têtes d’affiche de la sphère néo-panafricaniste, phénomène né au sein des diasporas en Europe et en Amérique du Nord, dont l’usage assidu qu’elles font des technologies numériques permet de relayer efficacement les messages des régimes militaires auprès d’une jeunesse qui est le produit d’années de déscolarisation.

Sur le plan sociétal, cette révolution réactionnaire se traduit par un désintérêt, voire un rejet, de tout ce qui – de près ou de loin – est assimilable aux valeurs libérales et humanistes, exportées (et souvent imposées) par les bailleurs de fonds occidentaux. La lutte contre les séquelles du féodalisme, du système de castes et de la condition servile, l’émancipation des femmes, les droits des minorités ethniques et sexuelles, tout ce qui touche à la santé reproductive dans l’enseignement, la défense de l’environnement et de l’État de droit, sont à divers degrés jugés étrangers aux valeurs socioculturelles des pays membres de l’AES.

Une bonne dose de mystification
Ainsi, les dialogues et autres assises nationales qui se sont tenus au cours des quatre dernières années à Bamako, Ouagadougou et Niamey, peuvent-ils être considérés comme des répliques inversées des conférences nationales et des forums de réconciliation organisés dans ces trois capitales au début des années 1990. Là où ces derniers avaient débouché sur la fin des dictatures et l’instauration du multipartisme, leurs avatars actuels ont servi à institutionnaliser des restaurations autoritaires et morales, fruits des coups d’État.

Il y a donc une bonne dose de mystification de la part des juntes sahéliennes et de leurs zélateurs à vouloir se présenter comme les héritiers de combattants anti-coloniaux progressistes comme Patrice Lumumba, Thomas Sankara, Kwame Nkrumah ou Frantz Fanon. Leur projet de conservation du pouvoir et de fermeture de l’espace public est à l’opposé des idéaux d’émancipation politique et sociale portés par les pères du panafricanisme. Il s’appuie sur une coalition d’imams conservateurs, de chefs traditionnels, de marabouts féticheurs, de prélats obscurantistes et même – à l’instar de la Burkinabè Adja Amsétou Nikiéma, proche du capitaine Traoré – de guérisseurs 2.0.

Révolutions rétrogrades
À ces influenceurs culturels et religieux s’ajoute, dans le rôle d’intellectuels organiques de ces révolutions rétrogrades, une camarilla d’activistes souverainistes le plus souvent rétribués par les régimes militaires, adeptes des punchlines sur les réseaux sociaux, dont l’unique boussole est l’anti-impérialisme occidental et qui se distingue par son indigence absolue en matière de pensée économique et de transformation sociale.

Le grand bond en arrière que représentent, sur le plan du respect des libertés démocratiques et des droits humains, les régimes de l’AES ne signifie pas pour autant leur abstraction d’une certaine forme de modernité, voire d’inclusion dans la mondialisation. Il s’inscrit dans une tendance globale marquée par la résurgence des nationalismes, des replis identitaires et des idéologies d’extrême droite dont Donald Trump et Vladimir Poutine sont aujourd’hui les parangons. Et dont le courant néo-panafricaniste et racialiste n’est que l’une des multiples expressions.


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