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Joola : Vingt-trois ans après, le naufrage de nos consciences Par Adama Sow

Joola : Vingt-trois ans après, le naufrage de nos consciences Par Adama Sow

Vingt-trois ans déjà. Le 26 septembre 2002, le bateau Le Joola sombrait au large de la Gambie, emportant dans ses flancs plus de 1 800 vies. Hommes, femmes, enfants, étudiants, commerçants, militaires, étrangers… tout un pan de notre société s’est englouti dans les eaux de l’Atlantique. Depuis, chaque commémoration ressuscite la douleur, mais aussi une question lancinante : avons-nous vraiment appris quelque chose de cette tragédie ?

La vérité, douloureuse à dire mais nécessaire à affronter, est que le Joola est plus qu’un accident maritime. Il est le révélateur brutal de nos tares collectives : incivisme, indiscipline, irresponsabilité. Trois maux enracinés dans notre quotidien et qui, ce jour-là, ont convergé pour transformer un voyage ordinaire en la plus grande catastrophe maritime de l’histoire contemporaine hors temps de guerre.
Le Joola était prévu pour transporter un peu plus de 500 passagers. Ce soir de septembre, ils étaient plus de 2 000 à bord. Comment expliquer qu’un tel degré de surcharge ait été toléré ? Parce que, chez nous, la règle est toujours négociable, contournée, arrangée. Chacun voulait embarquer malgré l’évidence du danger : « juste un de plus », « ça ira », « il y a toujours de la place ».
Cet incivisme, nous le retrouvons chaque jour : dans les cars rapides bondés, sur les routes où les chauffeurs défient le code, dans les marchés où l’anarchie est reine. Le Joola a sombré parce que nous avons érigé le laisser-faire et le “ñoo ko bokk” en culture nationale, au détriment du respect strict des normes.
Au Sénégal, nous savons organiser des prières collectives, mais pas une file d’attente. Nous savons improviser de grandes fêtes, mais pas respecter des horaires. Nous savons chanter nos gloires, mais rarement appliquer des procédures. Cette indiscipline chronique n’est pas anodine : elle tue. Elle a tué sur le Joola.
Des ordres d’appareillage non respectés, des consignes de sécurité bafouées, des contrôles de routine ignorés. Comme si la mer allait, par miracle, pardonner notre légèreté. L’indiscipline n’est pas qu’un défaut bénin, elle est une faillite civique qui, ce jour-là, a coûté des milliers de vies.
Après le drame, des enquêtes ont pointé la responsabilité de l’État, de l’armée, des autorités portuaires. Chacun se rejetant la faute, personne n’assumant vraiment. L’irresponsabilité est notre autre mal. Nous aimons les postes, les titres, les honneurs, mais nous fuyons les devoirs, les comptes, la redevabilité.
Cette irresponsabilité ne s’arrête pas aux hautes sphères. Elle est partout : dans le citoyen qui jette ses ordures sur la voie publique, dans l’automobiliste qui conduit sans permis, dans le commerçant qui triche sur la balance. Le Joola nous a montré à quel point nous étions une société qui veut les droits sans les obligations, les privilèges sans les sacrifices.
Le naufrage du Joola n’est pas un accident isolé. Il est le miroir grossissant de notre rapport tordu à la règle, au temps, à la responsabilité. Et tant que nous n’aurons pas le courage de nous regarder en face, de nommer nos faiblesses, nous répéterons les mêmes erreurs.
Aujourd’hui encore, des pirogues surchargées quittent nos côtes pour l’Europe. Des bus et camions vétustes sillonnent nos routes. Des bâtiments s’écroulent faute de normes respectées. À chaque fois, c’est la même histoire : nous pleurons les morts, puis nous oublions. Nous nous promettons de ne plus recommencer, mais nous recommençons.
Le vrai hommage aux victimes du Joola n’est pas dans les discours officiels ni dans les gerbes de fleurs déposées chaque 26 septembre. Le vrai hommage, c’est dans une réforme de nos comportements collectifs. C’est dans la capacité de chaque Sénégalais, du plus humble au plus haut placé, de dire : plus jamais ça.
Avons-nous su transformer cette douleur en conscience durable ? La réponse, hélas, reste incertaine.

Mais il est encore temps. Le Joola doit rester une blessure ouverte tant que nous n’aurons pas extirpé ces poisons de nos vies : l’incivisme, l’indiscipline, l’irresponsabilité. Sans cela, nous continuerons à naufrager, non pas en mer, mais dans nos consciences et dans nos destins collectifs.


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